L'UTILISATION DU COMPAS AU PRES EN LASER (3)

paru dans la "Lettre du Laser n°23 - Eté 97"- Olivier Faucon

 

3. La construction du "bord favorable par rapport au vent" en situation de régate

Cet article fait suite à ceux parus dans les deux précédents numéros de notre revue. Dans le n° 21, j'avais posé le problème de la définition du "bord favorable par rapport au vent", et montré que cette notion pouvait se construire en référence soit à l'axe du parcours, soit à celui du vent moyen. Dans le n° 22, j'avais proposé un examen de la littérature technique en voile, qui permettait de conclure que:

a) les deux conceptions co-existent effectivement selon les manuels et les auteurs;

b) chacune se distingue en particulier par une démarche spécifique de construction des "caps-limites de virement";

c) le débat sur la supériorité de l'une sur l'autre (voire même sur leur existence autonome) n'existe pas;

d) un raisonnement tactique performant semble a priori devoir prendre en considération, d'une façon ou d'une autre, à la fois l'axe du parcours et celui du vent moyen.

Afin de vérifier cette dernière hypothèse, et par delà dans le but de mieux comprendre les déterminants de la décision de virer (ou pas) chez des coureurs experts, j'ai l'an dernier, dans le cadre d'un DEA en STAPS (précision pour les laséristes initiés aux rites ufrapsiens. Pour les autres, je n'explique pas car ça n'a aucune importance!), mis à profit les moments d'attentes à terre (pétole, cafouillages...) pour interroger quelques-uns de nos "experts" nationaux sur la question. 11 entretiens ont ainsi été réalisés, pour lesquels je tiens à remercier une fois de plus Nicolas, Christophe, Alain, Cyrille, Stéphane, Fabrice, Guillaume, William, Xavier, Samuel et Sylvain. Ces entretiens ont été "transcrits, codés et catégorisés", en termes convenus.

Mais peu importe la méthode, intéressons-nous plutôt aux résultats, en nous limitant aujourd'hui à la façon dont les coureurs interrogés construisent leurs caps-limites de virement. Nous avons vu en effet (cf. n°22) que la démarche de construction des repères-compas de virement est un bon indicateur de l'axe de référence utilisé. J'ai donc incité les coureurs, durant l'entretien, à décrire leurs actions sur l'eau avant le départ. Il apparaît que l'on retrouve chez les coureurs interrogés la dichotomie observée dans la littérature technique: certains construisent leurs caps-limites par rapport au vent moyen, d'autres par rapport à l'axe du parcours. Mais on observe également deux procédés de construction "mixtes", intégrant les deux axes dans la détermination des repères-compas...

3.1 Utilisation du vent moyen

Une majorité des laséristes de notre échantillon (7/11) témoignent d'une méthode de construction des caps-limites clairement référée au vent moyen. Leur démarche est proche de celle suggérée par les manuels: naviguer un certain temps sur les deux amures avant le départ en observant les variations du compas permet de déterminer des repères moyens. Elle s'illustre par exemple dans les extraits suivants (anonymés):

a)"Je les ai construits juste avant le départ, en montant au près. J'ai fait sur les deux amures .. et j'ai regardé .. mon angle de variation (...) Par exemple quand j'étais en bâbord, je regardais mon alidade sous le vent, je voyais que les ocillations ça allait de .. 12 à 14 (...) Avant le départ je faisais une minute sur chaque bord à peu près, en me concentrant sur le compas."

b)"j'avais mes caps-limites .. sur le compas .. j'avais fait des bords, j'avais regardé .. donc j'avais vu le vent moyen qu'est-ce que ça donnait sur chaque bord .. et en fonction des oscillations je vérifiais au compas et je prenais les ados-refus. "

3.2 Utilisation de l'axe du parcours

Un seul coureur par contre réfère exclusivement la détermination de ses caps-limites de virement à l'axe du parcours. Sa démarche, là aussi, est identique à celle préconisée dans les manuels techniques: lire l'azimut du parcours derrière le bateau-comité, ajouter et retrancher une certaine valeur correspondant à l'angle de remontée du bateau additionné du décalage entre l'alidade centrale et l'alidade de lecture (45°).

c)"L'axe parcours je m'en sers pour connaître les bords rapprochants .. . Donc plus ou moins je prends 85 .. sur une journée comme hier, et ça me donne deux caps qui permettent de me dire à chaque fois quand est-ce que c'est un bord rapprochant ou un bord éloignant de l'axe du parcours et donc de la bouée."

A côté des procédés que l'on vient de décrire, qu'on pourrait qualifier de "classiques" car ils sont largement décrits dans les ouvrages spécialisés, deux coureurs utilisent des démarches que j'ai appelées "mixtes", dans le sens où leurs repères-compas résultent de la prise en compte de plusieurs paramètres, dont le vent moyen et l'axe du parcours.

3.3 Démarches "mixtes": cas du coureur A

Pour fixer ses caps-limites, le premier de ces coureurs, que l'on va appeler A, effectue successivement la détermination du cap moyen sur chaque bord en navigation (démarche vent moyen), et les opérations d'addition-soustraction sur le cap-parcours (démarche parcours). Puis il en compare les résultats:

d) -A:avant le départ je fais mes bords de vitesse et je repère sur quelle alidade, enfin quel cap je suis. Donc je le note, sur les deux bords,.Ensuite, je vais directement au bateau comité, et là je regarde le cap.

- Q: Le cap?

- A: Le cap-parcours. De ce cap-parcours je regarde si mes caps à moi,.. donc je peux tirer du cap-parcours mes caps à faire. Si c'est les mêmes, tu comprends ce que je veux dire? Si c'est les mêmes .. donc je me dis bon OK que pour l'instant pas de nouvelle information .. ça a l'air d'aller.

On retrouve exprimée dans ce passage la remarque que je faisais dans le n°21: si le vent moyen et l'axe du parcours sont confondus, les deux démarches aboutissent au même résultat. Par contre, un problème se pose lorsque ces deux axes sont différents. Dans ce cas, A adopte une solution de compromis, en moyennant les valeurs du vent moyen et du parcours:

e)J'ai tendance à faire une moyenne .. j'ai le parcours à tant, le vent à tant. Je ne pars ni sur l'un ni sur l'autre. Je fais un mélange des deux.

A mèle donc, dans la construction des repères-compas, à la fois des données fournies par le vent moyen et des données issues de l'axe-parcours. Il va même plus loin en y intégrant éventuellement des intentions stratégiques:

f) A: Il y a deux trois mois que je travaille là-dessus un peu, c'est que je me demande s'il y a mettons un bel effet de côte à droite, si j'ai pas tendance à mettre le vent .. c'est-à-dire que je prends l'axe du parcours .. et bon mettons là-haut il y a un vent 20° plus à droite qu'en bas, je mets 10°, pour essayer si tu veux pendant la nav de me décaler sur la droite du parcours.

- Q: Je comprends, tu ajustes sur ta mollette ..

- A: Je rajoute 10° .. pour essayer de me décaler sur la droite pendant la nav quoi. Parce que si je reste si tu veux avec les caps que j'ai .. du parcours, je vais rester, bon si c'est réglé, un peu au centre ou .. tu vois ce que je veux dire. Alors que là je vais me forcer à aller un peu sur la droite, parce que je sais qu'il y a un lift en haut.

Mais A, s'il compare toujours les valeurs fournies par les deux axes, et s'il lui arrive de les moyenner lorsqu'elles sont contradictoires, semble toutefois privilégier la donnée-parcours dans sa démarche:

g) si la procédure part normalement, qu'il n'y a pas de retard, que tout a l'air de bien se passer quoi, moi j'ai tendance à prendre le cap-parcours .. pour avoir mes références de virement.

La justification par A de son choix préférentiel d'un axe par rapport à l'autre est intéressante: elle conjugue un double souci de simplication de la démarche et d'optimisation de la performance:

- simplification car la méthode de l'axe-parcours est économique. La construction des repères-compas s'y résume à un peu d'arithmétique élémentaire, tandis qu'estimer le vent moyen nécessite de multiples observations. Or le coureur "arrive quand il peut sur l'eau" (A), doit s'occuper "dans un premier temps de régler le bateau" (A). Il a donc souvent peu de temps pour s'occuper du vent. Cette difficulté à bien cerner le vent moyen semble particulièrement marquée lors de la première manche du jour:

h) Tu arrives, en ayant fait une deux manches sur le plan d’eau à te donner des infos correctes. Mais la première manche, c’est un peu pour tout le monde la découverte ..

- Recherche d'optimisation également, car le comité, qui cherche à mouiller le parcours dans l'axe, a effectué beaucoup plus de relevés que le coureur ne peut en faire lui-même, à la fois dans le temps et dans l'espace:

i) les bons comités, c'est des gens qui vont des fois une heure, une heure et demie avant sur l'eau et même deux heures, et qui font des relevés toutes les deux-trois minutes, cinq minutes, dix minutes enfin .. donc c'est des gens qui ont pris le vent nettement plus que toi .. . Donc en fait j'ai tendance à leur faire un peu confiance quoi.

Il paraît donc profitable de chercher à exploiter les précieuses indications que recueille le comité, et qu'il résume en quelque sorte dans le cap-parcours. Cette récupération à son profit du travail du comité dépasse même le cadre de la connaissance du vent moyen et se généralise au cas des vents évolutifs: ainsi A, comme on le remarque dans l'extrait suivant, fait participer le comité à son projet stratégique lorsqu'il synthétise axe-parcours et vent moyen:

j) (Si le comité ne mouille pas le parcours dans l'axe du vent,) c’est qu’il a surement prévu un aspect météo un truc comme ça, qui peut prévoir une rotation sur la droite, donc en gardant ce cap moyen, que je fais moi, je vais surement me décaler sur la droite, en prévision justement peut-être d’une bascule sur la droite.

La préférence accordée au fonctionnement-parcours est donc pour A un moyen d'exploiter les observations du comité et sa connaissance du site, tout en dégageant du temps pour la préparation technique. Mais elle a bien sûr un corollaire: le degré de confiance accordé au comité. Ce thème revient très fréquemment dans l'entretien avec A. Il faut ainsi s'assurer, avant d'utiliser le cap-parcours, de la fiabilité du comité de course:

k) c’est toujours pareil, est-ce que tu as confiance dans le comité .. ça dépend des régates. Une régate nationale je vais me méfier. Quand tu commences à aller dans des eurolymp, des championnats du monde, tu t’aperçois que les comités déjà c’est des pros. .. Tu vois, à la dernière régate à La Londe, les coureurs étaient avant le comité sur l’eau .. là tu commences à te méfier.

3.4 Démarches "mixtes": cas du coureur B

A la différence de A, B ne compare pas son repère/vent moyen avec un repère/parcours: au départ, il construit ses caps limites de virement à partir de l'analyse du vent moyen, sans référence au parcours. En revanche, il peut en cours de manche, basculer d'un système de repèrage à l'autre, en particulier lorsqu'après une bascule importante du vent, le comité modifie le parcours. Dans ce cas en effet, le régime de vent ayant changé, les caps-limites initiaux n'ont plus de signification. Il en adopte d'autres, basés cette fois sur l'axe-parcours, en réglant sa montre-compucourse sur la nouvelle valeur fournie par le comité:

l) quand le vent il tourne un peu ou quand il y a un changement de parcours, tu sais pendant la manche, ah tu as juste à faire ça <geste de régler sa montre>.

Comme A, de plus, il intègre dans la construction de ses repères-compas des données d'origines différentes. Dans l'extrait suivant, il module les valeurs founies par ses essais de vitesse préparatoires, au regard de considérations stratégiques:

m) là aujourd'hui, je me disais par exemple que ... je devais quand-même surveiller le ... je croyais pas trop au côté gauche quoi, je croyais plutôt au côté droit du plan d'eau, donc.. ma stratégie était plutôt d'accompagner la flotte, mais plutôt à droite de la flotte quoi. Donc à partir de ce moment là, je vais plutôt .. si le vent évolue entre 270 et 300, je vais plutôt me mettre au 290 qu'au 280, tu vois.

Pour B comme pour A, le fait de décaler (ici augmenter) la valeur du repère de virement va modifier l'équilibre entre les bords au bénéfice d'une amure (ici l'amure bâbord), sur laquelle on naviguera plus longtemps que sur l'autre. Suivre l'indication du compas tendra ainsi effectivement à décaler ces coureurs d'un côté (ici vers la droite).

3.5 Synthétiser des données stratégiques dans les repères-compas:

A et B se caractérisent tous deux, au sein des coureurs interrogés, par leur démarche d'intégration de données stratégiques dans la construction des caps limites de virement. Ce mode de fonctionnement paraît particulièrement intéressant, et surtout assez méconnu. A, lui-même, affirme n'y réfléchir que "depuis deux ou trois mois" (extrait f). On en trouve toutefois dans la littérature technique une illustration limpide (Fanch, La Lettre de l'AFL n°5, 1989):

Mais on peut également intégrer une ou plusieurs variations à droite ou à gauche dont on prévoit qu'elle doit se produire au cours de la remontée au près. On décale alors son vent moyen vers la droite ou vers la gauche. Imaginons par exemple que, dans les minutes qui précèdent le départ, on observe qu'un gros nuage va traverser le plan d'eau au cours du bord de près ce qui laisse, en général, présager une rotation à droite. On va alors décaler son vent moyen de quelques degrés à droite de manière à se situer sur cette partie du parcours; c'est à dire d'effectuer ses virements vers la droite du parcours. Ainsi le vent moyen ajoute un élément supplémentaire au simple vent médian. Il peut synthétiser toute une partie de ce qui constitue la stratégie de course: courants, effets de reliefs s'ils sont permanents, évolution du vent dans le temps.

Ainsi, la manipulation des repères-compas peut synthétiser des éléments de la stratégie générale: prendre en compte l'existence d'un courant, d'un effet de site, etc.. Ou un décalage vent moyen-parcours, exemple que Fanch omet dans son énumération mais que A met en pratique. Il faut, pour réaliser cette synthèse, appliquer une règle simple, que l'on pourrait formuler ainsi:

"Le vent est oscillant et j'ai estimé l'axe du vent moyen. Pour me décaler vers la droite (resp. vers la gauche) de cet axe, tout en continuant à profiter des meilleures adonnantes tribord amures (resp. bâbord amures) pour me recaler, il me suffit de déplacer mes repères-compas vers la droite (resp. la gauche), et de suivre le compas".

Conclusion

Nous avons vu que 8 coureurs sur 11 ne construisent leurs repères-compas que par rapport à un seul axe: le vent moyen ou le parcours. Ceci semblerait à première vue invalider l'hypothèse de départ, postulant l'inefficacité d'un raisonnement tactique négligeant un des deux paramètres. Il n'en est rien: si seuls A et B "trafiquent" leur repères-compas, nous verrons au prochain numéro que tous les coureurs manifestent, mais sous une forme beaucoup plus intuitive qu'arithmétique, la prise en considération à la fois du parcours et du vent moyen en cas de décalage.

(A suivre).